Le sommet Russie Afrique de 2019 à Sotchi marque un tournant décisif dans les relations entre Moscou et les Etats africains. Depuis cette date, le Kremlin mène des opérations d’influence, une diplomatie militaire et économique pour reprendre pied en Afrique. Le deuxième sommet de Saint-Pétersbourg du 27 au 28 juillet 2023 s’inscrit dans une suite logique de continuité de la stratégie russe de reconquête du continent africain. Il est important de rappeler que les relations entre l’Afrique et la Russie ne datent pas d’aujourd’hui. Moscou a toujours eu des liens historiques avec les pays africains. L’URSS a soutenu militairement des mouvements de libération nationale et a accompagné plusieurs pays africains dans la lutte pour l’indépendance. Selon la directrice de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), Caroline Roussy «L’URSS a soutenu l’ANC à l’époque de l’apartheid et à ce titre la Russie reste perçue comme étant du côté des opprimés. Des liens avaient également été noués dans les années 1960 avec des pays comme le Mali de Modibo Keïta. À l’époque, l’ambassade soviétique de Bamako était du reste la plus importante de toutes les ambassades. Les liens ne sont jamais totalement distendus et certains étudiants ont pu poursuivre leurs études en URSS. Le Premier ministre actuel du Mali, Choguel Maïga, est par exemple diplômé de l’Institut des Télécommunications de Moscou, ce qui nécessairement crée des liens ».
Il est important de rappeler que cette période des années 60 jusqu’à la fin de la guerre froide en 1991, le monde était caractérisé par une lutte idéologique entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Durant cette période, l’URSS cherchait par tous les moyens à étendre son influence dans le monde et particulièrement en Afrique. C’est la raison pour laquelle, Moscou a apporté son soutien aux mouvements de libération nationale dans plusieurs pays. On peut citer l’Angola et le Mozambique. Au lendemain des indépendances, l’Union soviétique a continué de garder des relations privilégiées avec certains pays africains. La dislocation du bloc soviétique en 1991 marquant la fin de la guerre froide a considérablement affaibli la présence russe en Afrique. Cela s’est manifesté par une perte d’influence au lendemain de la chute du bloc de l’Est. Moscou n’avait plus la puissance et les moyens de ses ambitions. C’est la raison pour laquelle, la Russie a réduit considérablement durant cette époque sa présence militaire et économique en Afrique. La période de 1991 à 2000 a été l’un des moments les difficiles de la politique extérieure russe. Le président Poutine considère l’effondrement de l’URSS comme la plus grande catastrophe géopolitique du XX e siècle. Durant cette période, le Kremlin avait perdu son rayonnement et son statut de puissance mondiale et n’avait plus de politique africaine bien définie. Plusieurs de ses ambassades, consulats et centres culturels ont été fermés. C’est la fin de l’influence russe en Afrique même si l’arrivée de Poutine devient le point de départ du retour de la Russie en Afrique après plusieurs années d’absence. L’effondrement de l’URSS avait crée une situation de déliquescence de l’Etat russe. C’est ce qui explique l’absence de la Russie en Afrique à la fin des années 90 jusqu’au début 2000.
L’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de la Russie marque un tournant historique dans la politique extérieure russe. La Russie signe son retour sur scène internationale et sur l’échiquier mondial. Selon Tanguy Struye de Swielande « Obsédée par son désir de retrouver son aura et prestige de la guerre froide, la Russie veut pouvoir jouer un rôle sur tous les échiquiers régionaux ». La Russie cherche à briser l’hégémonie occidentale dans le monde et particulièrement en Afrique afin de pouvoir s’imposer en tant grande puissance mondiale. Le retour de la Russie en Afrique s’inscrit dans une politique de reconquête du continent africain menée par le président Vladimir Poutine. Pour Arnaud Kalika « Afin d’y parvenir et d’améliorer ses positions en Afrique, le Kremlin et le ministère des Affaires étrangères (MID) ont exploité la machine étatique en enclenchant dans un premier temps une offensive informationnelle (2014), puis en dépêchant des délégations sur le terrain (2018), avec à leur tête le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le secrétaire du Conseil de sécurité Nikolaï Patrouchev».
Le domaine sécuritaire occupe une place de choix dans la stratégie russe de reconquête du continent africain. Moscou met en avant son hard power pour reprendre pied en Afrique. La diplomatie militaire est portée par l’Etat russe et la société paramilitaire russe Wagner. La Russie a signé de 2017 à 2019 des accords militaires avec plusieurs pays africains. Comme le confirme le spécialiste de la politique russe, Ivan U. Klyszcz « À ce titre, depuis 2015, et encore plus fréquemment depuis 2017, Moscou a signé plusieurs accords de coopération militaire et sécuritaire avec des partenaires africains. En 2022, plus d’une trentaine d’accords ont été signés avec la moitié des États du continent. Parmi ces accords dans la sphère militaire, vingt-sept sont intégralement disponibles en ligne dans des bases de données gouvernementales russes et autres ».
A ce jour, Moscou est le premier exportateur d’armes en Afrique. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les ventes russes représentaient 44 % des importations d’armes dans la région sur la période 2017-2021 (contre 17 % pour les États-Unis, 10 % pour la Chine et 6,1 % pour la France). Le domaine de l’armement occupe une grande place dans la politique africaine de la Russie. Lors du sommet Russie Afrique à Sotchi en 2019, le directeur général de Rosoboronexport, Alexander Mikheev avait annoncé que Moscou va fournir des armes d’une valeur de 4 milliards de dollars aux Etats africains. Les pays du Nord comme l’Algérie et les pays d’Afrique subsaharienne sont des partenaires traditionnels de la Russie dans la fourniture d’armes. Le continent africain représente un grand marché pour la Russie en termes de fourniture de matériels militaires. La société russe, Rosoboronexport chargée l’exportation des matériels militaires joue un rôle important dans la mise en œuvre de la politique russe dans le domaine de la coopération militaire entre Moscou et ses partenaires. Rosoboronexport participe activement à renforcer la coopération qui existe entre la Russie et ses partenaires afin de permettre au Kremlin de garder une position de leader dans le marché des armes. Cette société russe met en œuvre la diplomatie militaire russe vis-à-vis de ses partenaires afin d’améliorer la capacité de défense et le renforcement du partenariat militaire. Cette société russe organise régulièrement des expositions pour montrer l’expertise russe dans le domaine de l’armement.
Le hard power russe est aussi porté par la société paramilitaire russe Wagner, qui agit pour le compte du Kremlin en Afrique. Le groupe d’Evgueni Prigogine a été aux cotés du Maréchal Aftar en Libye, au Soudan et est présentement en République centrafricaine et au Mali. Selon Thierry Vircoulon « Cela fait partie de la politique africaine de Moscou, qui veut nouer des partenariats sécuritaires avec le plus de pays possibles ». Ces pays ont fait appel aux mercenaires du groupe Wagner pour un accompagnement sécuritaire. Dans le cadre de la stratégie militaire russe en Afrique, le groupe Wagner considéré comme le faux nez du Kremlin joue un rôle clé dans la présence russe sur le continent. Certains éléments du groupe Wagner travaillent aux cotés des Etats africains et occupent de haute fonction. C’est le cas par exemple de Valery Zakharov, qui est conseiller de sécurité nationale du président Touadéra en République centrafricaine. En somme, la présence militaire en Afrique est bicéphale. Elle est composée par les actions de l’Etat russe et des activités du groupe Wagner.
Il est important de constater que la présence russe en Afrique est aussi liée aux aspirations géopolitiques de la Russie. Dans le but de renforcer sa présence sur le continent africain, Moscou s’appuie sur son discours et son opposition au néocolonialisme occidental. Moscou utilise le discours sur le néocolonialisme pour contrer ou affaiblir la présence occidentale en Afrique. Le discours russe sur le néocolonialisme a été développé par des intellectuels russes à l’exemple d’Alexandre Douguine. Ce philosophe, politologue et géopolitique russe l’a théorisé dans ses différentes contributions. Ses écrits servent d’éléments de langage aux militants panafricains, qui se retrouvent dans le discours russe sur le néocolonialisme. Selon Alexandre Douguine la Russie a un rôle important à jouer pour la libération du continent africain. Dans son livre intitulé « pour une théorie d’un monde multipolaire », l’idéologue du Kremlin considère que l’Afrique doit être un pôle du monde multipolaire. Moscou compte sur l’Afrique pour mettre en place un monde multipolaire. Selon Alexandre Douguine, « Et dans cette juste cause, l’Afrique peut être aidée par la Russie, qui restaure son rôle mondial. Après tout, aujourd’hui, la Russie se bat contre l’hégémonie mondialiste occidentale pour un monde multipolaire. Et dans un monde aussi multipolaire, l’Afrique est appelée à devenir un pôle libre et indépendant. Par conséquent, la libération des peuples d’Afrique de la dictature des élites libérales du monde est aussi notre lutte, notre but, notre titre ». Le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov déclare également que l’Afrique est devenue l’un des centres du monde multipolaire. Le rapprochement entre la Russie et l’Afrique s’inscrit dans la politique de la Russie de réaffirmer son rang de grande puissance mondiale perdu depuis la chute de l’URSS et une réelle volonté de mettre fin au monde unipolaire.
En somme, la présence russe en Afrique s’inscrit dans une volonté de réaffirmation du rang de grande puissance mondiale et un désir d’affaiblir l’influence occidentale sur le continent africain. La stratégie russe de reconquête du continent concerne plusieurs aspects (militaires informationnels et économiques). Les rendez-vous périodiques (sommet Russie-Afrique) s’inscrivent dans le rapprochement entre Moscou et les Etats africains. La Russie cherche à renforcer sa présence militaire, économique et informationnelle sur le continent dans le but d’affaiblir les puissances occidentales et mettre en place un monde multipolaire. Le sommet de Saint-Pétersbourg de 2023 est une occasion pour Moscou de revigorer son influence en Afrique dans un contexte particulier marqué par la guerre en Ukraine et une politique occidentale visant à isoler la Russie sur la scène internationale.
brahima DABO, doctorant en science politique à l’Université Paris 2 Panthéon Assas, rattaché au centre de recherche Thucydide